L’utilisation de désinfectants favorise l’émergence de bactéries résistantes aux antibiotiques
Il est bien connu que l’utilisation abusive d’antibiotiques engendre le développement de bactéries résistantes. Ce qui l’est moins, c’est que l’usage de produits désinfectants comme l’eau de javel participe également à l’émergence de l’antibiorésistance.
I. L’ANTIBIORÉSISTANCE EST L’UN DES ENJEUX MAJEURS DE SANTÉ PUBLIQUE DU 21ème SIÈCLE
Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), la résistance bactérienne aux antibiotiques, également appelée antibiorésistance, constitue l’une des plus graves menaces pesant sur la santé mondiale. Le professeur Dame Sally Davies, Chef des services de santé anglais, évoque même « une menace de catastrophe au même rang que le terrorisme et le changement climatique » (Carenco, 2017b). Nous serions sur le point de vivre une aire « post-antibiotique », dans laquelle une petite blessure et des infections courantes pourraient être mortelles.
L’antibiorésistance provoque déjà 700 000 morts chaque année dans le monde (dont 25 000 en Europe) et le nombre de victimes pourrait atteindre les 10 millions par an en 2050 si les tendances actuelles se poursuivent (INSERM, 2018). Ce problème n’épargne pas la France. Selon une étude menée par Santé Publique France, 158 000 infections à bactéries résistantes et 12 500 décès y sont recensés chaque année (Ministère de l’Environnement, 2017b).
II. L’UTILISATION ABUSIVE D’ANTIBIOTIQUES FAVORISE LE DÉVELOPPEMENT DE BACTÉRIES RÉSISTANTES
Le développement de l’antibiorésistance est fortement favorisé par une prescription abusive ou un usage inapproprié des antibiotiques, tels que l’arrêt prématuré du traitement ou une administration inutile, notamment en cas d’infection virale. En France, les plans gouvernementaux (Plans nationaux d’alerte sur les antibiotiques) ont donc majoritairement axé leurs actions sur la baisse de la consommation et le bon usage des antibiotiques : « ceux qu’il faut, quand il faut ».
En santé humaine, le bilan de ces actions est mitigé. Si la consommation des antibiotiques a bien diminué au début des années 2000, elle s’est ensuite stabilisée dans les années 2010. La France se situe encore aujourd’hui parmi les pays les plus consommateurs en Europe, avec 728 tonnes d’antibiotiques vendus en 2018. En santé animale en revanche, le bilan est nettement meilleur. Sous l’effet de la mobilisation des professionnels dans le cadre du plan national Ecoantibio (2012-2017) et de l’évolution de la réglementation, les ventes d’antibiotiques sont passées de 910 tonnes en 2011 à 471 tonnes en 2018, soit une diminution de 48 % en 7 ans (Santé Publique France, 2019).
III. LES DÉSINFECTANTS PARTICIPENT ÉGALEMENT AU DÉVELOPPEMENT DE BACTÉRIES RÉSISTANTES AUX ANTIBIOTIQUES
1. Des résistances croisées entre désinfectants et antibiotiques
Paradoxalement, les antibiotiques ne sont pas les seuls responsables du développement de l’antibiorésistance. Depuis les années 1980, l’attention des scientifiques s’est également portée sur les produits phytosanitaires (pesticides), les conservateurs anti-bactériens, les antiseptiques et les désinfectants… Mais quel rapport entre ces produits et la résistance aux antibiotiques ?
L’ensemble de ces produits, tout comme les antibiotiques, ont une action « biocide », c’est à dire qu’ils contiennent une ou plusieurs substance(s) active(s) destinée(s) à détruire, repousser ou rendre inoffensifs des organismes nuisibles tels que des bactéries, des virus, des insectes ou des plantes. Or, les mécanismes de défense des bactéries face à ces produits sont parfois les mêmes. Par exemple, certains gènes de résistance induisent l’activation de petites pompes permettant à la bactérie d’expulser les produits toxiques pénétrant dans sa cellule, quels qu’ils soient (antibiotiques, désinfectants, pesticides, etc.) (Carenco, 2017b).
Ainsi, une bactérie devenue résistante à un produit désinfectant donné, peut par la même occasion, devenir résistante à un autre désinfectant ou à un antibiotique (INSERM, 2018) : on parle de résistance croisée.
Désinfectants, de quoi parle-t-on?
Alors qu’un détergent est fait pour nettoyer, un produit désinfectant est fait pour désinfecter, c’est à dire détruire les micro-organismes. Comme détaillé dans le règlement européen Biocides, les produits désinfectants font l’objet d’utilisations diverses, qui vont de l’hygiène des mains (ex : gel hydro-alcoolique) à la désinfection de l’eau potable (ex : chlore), en passant par l’entretien des sols (ex : javel), des équipements et des surfaces. Les produits antiseptiques -pour désinfecter la peau après une blessure- et les produits destinés aux dispositifs médicaux sont également des désinfectants, même s’ils relèvent d’une réglementation spécifique.
Les shampoings, mousses à raser et autres produits cosmétiques ne sont pas considérés comme des produits désinfectants, malgré la présence possible d’« agents conservateurs » dans leur composition. De même, les détergents, les savons et la lessive ne sont pas destinés à avoir un effet biocide. Ils ne rentrent donc pas dans la catégorie des désinfectants (Echa, 2020).
Lire aussi | Les désinfectants : définition, réglementation et principaux utilisateurs
2. Ces résistances peuvent se transmettre à d’autres bactéries
Le fait qu’une bactérie soit résistante à un antibiotique n’est pas un problème en soit. Mais ça peut le devenir très rapidement si cette bactérie transmet son gène de résistance à des milliards de congénères.
Celui-ci peut se transmettre aux bactéries descendantes, lors de la reproduction. La bactérie « mère » donne son gène de résistance aux deux bactéries « filles ».
Le gène peut également être transmis, par simple contact, à d’autres bactéries de la même espèce ou d’une espèce différente. Des études ont montré que ce phénomène d’acquisition de gène est beaucoup plus fréquent* chez des bactéries exposées à un produit biocide ou soumises à un autre stress. Se sentant en danger, celles-ci « font tout » pour acquérir une résistance leur permettant de survivre à l’agression (Carenco, 2017b).
*Jusqu’à 340 fois plus
IV. LES EAUX USÉES SONT PROPICES AU DÉVELOPPEMENT DE RÉSISTANCES
Lorsque nous utilisons des désinfectants comme l’eau de javel pour « laver » nos sols, nos surfaces ou nos toilettes, nous contribuons donc sans le savoir au développement de bactéries résistantes aux antibiotiques. Mais où ces résistances se développent-elles ?
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les logements et même les hôpitaux ne sont pas des lieux propices au développement des résistances aux désinfectants. En effet, les concentrations utilisées y sont largement supérieures aux capacités de défense des bactéries, leur laissant peu de possibilités de s’adapter* (Carenco, 2017b).
Mais une fois utilisés, une partie de ces produits désinfectants sont rejetés dans les eaux usées dans lesquelles ils sont largement dilués et mélangés avec une multitude d’autres substances chimiques telles que des résidus d’antibiotiques et d’antiseptiques. C’est ce cocktail de produits biocides à faibles concentrations, associé à un contact étroit entre les bactéries, qui favorisent la persistance des bactéries résistantes voire le développement de nouvelles bactéries résistantes. Une fois rejetées dans le milieu naturel, ces bactéries peuvent contaminer des animaux ou des humains, qui peuvent à leur tour les disséminer, contribuant ainsi à la propagation de l’antibiorésistance (Medicamentsdansleau.org, 2019)
Ainsi, des réflexions sont en cours pour intégrer le risque « Antibiorésistance » dans les suivis réglementaires de la qualité des milieux aquatiques (Directive Européenne Cadre sur l’Eau -DCE) (Colloque antibiorésistance, 2019).
*Il existe néanmoins des cas de résistance de certaines souches bactériennes à des produits désinfectants concentrés
V. LES OBSERVATIONS DE RÉSISTANCES CROISÉES SE MULTIPLIENT
Au cours des dernières années, plusieurs études scientifiques ont rapporté des cas de résistances croisées entre des antibiotiques et le triclosan, un biocide largement présent dans les produits d’hygiène personnelle et d’entretien domestique. Des recherches rapportent des phénomènes analogues avec des désinfectants de la famille des ammoniums quaternaires, très utilisés par les établissements de soin, les industries et les particuliers (Carenco, 2017b).
De même, l’impact de l’utilisation du chlore dans la production d’eau potable pose question. La chloration est couramment utilisée pour limiter le nombre de bactéries présentes dans l’eau potable, de l’usine de production jusqu’au robinet des consommateurs. Cependant, l’eau potable n’est pas stérile car certaines bactéries sont résistantes au chlore et peuvent donc subsister.
Dans le cadre d’une étude publiée en 2016, des chercheurs ont récolté les bactéries présentes dans des réseaux d’eau potable chlorée. Ils ont ensuite comparé le niveau de sensibilité de ces bactéries au chlore et aux antibiotiques. Les résultats des analyses mettent en évidence une corrélation (faible mais significative) entre la tolérance au chlore et la résistance à 3 des 4 antibiotiques testés*. En outre, les bactéries résistantes aux antibiotiques testés survivent plus longtemps à l’exposition au chlore que les bactéries non antibiorésistantes.
Ces résultats suggèrent que l’utilisation de chlore (ou d’autres désinfectants) dans la production d’eau potable pourrait favoriser l’émergence de bactéries résistantes aux antibiotiques (Khan, 2016). Rappelons cependant qu’il est possible de boire sans crainte l’eau du robinet, au même titre que l’eau en bouteille, partout en France métropolitaine sans aucun risque pour sa santé, ce qui n’est malheureusement pas le cas partout dans le monde (Eaumelimelo, 2015).
L’ensemble de ces observations montrent bien que la problématique de l’antibiorésistance est loin de se limiter à la seule question de la surconsommation d’antibiotiques. Pour préserver l’efficacité des antibiotiques et éviter une crise sanitaire majeure, il est donc nécessaire, en parallèle des stratégies de réduction de la consommation des antibiotiques, de réduire l’utilisation des autres produits biocides, et notamment des désinfectants.
Article rédigé par Vivien Lecomte, 21 août 2020 – Ecotoxicologie.fr, tous droits réservés
EN SAVOIR PLUS…
–Résistance aux antibiotiques : un phénomène massif et préoccupant – Inserm, mars 2018
–Antibiorésistance et biocides – Philippe Carenco, médecin hygiéniste, Bulletin CClin-Arlin faisant le lien entre désinfectants et bactéries résistantes aux antibiotiques, juin 2017
–Pourquoi les bactéries résistantes colonisent-elles tous les milieux y compris l’eau potable ? – Vivien Lecomte, Notre-planete.info, novembre 2019
*Corrélation entre la tolérance au chlore et les concentrations minimales inhibitrices des antibiotiques tétracycline, sulfaméthoxazole et amoxicilline. Pas de corrélation avec la ciprofloxacine.
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