Peut-on gérer la pollution toxique du monde qui nous entoure ?
PAR NATHALIE CHÈVRE
(N’hésitez pas à commenter l’article en bas de page 🙂 )
Pour les personnes qui travaillent depuis de nombreuses années sur le risque des substances chimiques, il arrive que l’on se questionne sur la pertinence de notre travail, vu le peu de mesures qui sont prises pour légiférer dans ce domaine. L’interdiction de substances chimiques problématiques prend énormément de temps, et se fait souvent sous la pression des ONGs et de la population. REACH, le règlement européen qui devait révolutionner la gestion du risque des polluants chimiques, ressemble à un pétard mouillé. Au-delà de fournir l’accès à de nouvelles données de toxicité et d’écotoxicité, ce règlement n’a pas permis de faire le tri espéré au niveau des substances problématiques. La nouvelle initiative européenne pour un monde sans substances toxiques, intégrée dans le pacte vert (European Green Deal), et annoncé en grande pompe en 2020 peine à décoller.
Dans certains domaines, on recule même. En Suisse et en Europe, on observe une multiplication des autorisations d’urgence pour des pesticides interdits ou en passe d’être interdits. 84 autorisations pour la France, 75 pour l’Allemagne, 25 pour la Belgique et 20 pour la Suisse.
Les échecs de la gouvernance de la pollution chimique
Pourquoi ? Pourquoi n’arrive-t-on pas à créer un monde plus sûr au niveau chimique pour l’environnement, mais également pour notre santé ? Car les preuves des effets délétères des substances chimiques sur l’homme se multiplient. Et l’infertilité, beaucoup discutée et reprise politiquement n’est que la pointe de l’iceberg. A lire sur ce sujet l’excellent article de Stéphane Foucart dans le Monde. On peut aussi citer l’augmentation des cancers liés à des facteurs environnementaux, l’augmentation de l’obésité, etc.
Au point que le CHU d’Amiens en France a ouvert une consultation « Pesticides et pathologies pédiatriques » en octobre 2023 pour accompagner les familles d’enfants atteints de leucémies, tumeurs cérébrales ou autres maladies qui pourraient être en lien avec l’exposition des parents aux pesticides, notamment au niveau professionnel.
Certes, un des freins à la mise en place de législations efficaces est certainement lié au poids des lobbys industriels, et notamment du lobby de la chimie. Mais cela ne peut pas être la seule explication même si ces lobbys ont des moyens et contacts politiques que le domaine publique n’a pas.
Préoccupée depuis un moment par ces questions, j’ai lu dernièrement un livre qui m’a donné quelques éléments de réponse. Dans « Gouverner un monde toxique » paru en 2021 aux éditions Quae, les historiennes des sciences et sociologues Soraya Boudia et Nathalie Jas retracent « les transformations économiques et politiques qui ont conduit depuis 1945 à la généralisation [des] pollutions et [qui] ont façonné des environnements durablement dangereux. » Elles analysent « les modes de gouvernement des substances dangereuses et leurs effets délétères qui aujourd’hui s’imbriquent et se superposent dans les politiques nationales et internationales ».
Et c’est passionnant ! En tout cas pour une écotoxicologue.
Les autrices du livre définissent trois périodes clés dans l’histoire récente de la gestion de la pollution chimique : les périodes de gouvernement 1) par la maîtrise, 2) par le risque et 3) par l’adaptation.
La première période correspond à la découverte des effets délétères des substances chimiques à large échelle. Ceci dès la fin des années 1950, avec notamment le DDT pointé du doigt par Rachel Carson dans son livre « Le Printemps silencieux », mais également d’autres pesticides organochlorés ou encore les PCBs. Dans ce souci de protection de l’environnement et de la santé, ces substances sont interdites, dès les années 1970 dans les pays industrialisés, et plus largement en 2001 dans la Convention de Stockholm. Ce sont « les 12 salopards », qui sont maintenant 21 (https://blogs.letemps.ch/nathalie-chevre/2018/05/28/les-12-salopards/).
Cette période correspond aussi à la mise en place des législations environnementales dans les pays occidentaux.
Mais très rapidement, les gouvernements se rendent compte qu’il n’est pas possible d’interdire toutes les substances chimiques toxiques. Se met donc en place une nouvelle gouvernance, la gestion par le risque. Concrètement, l’idée est de fixer des valeurs seuils en dessous desquelles on suppose (et ce mot est important) que le risque pour la santé et l’environnement est faible. Pas nul, c’est le propre d’un risque qui ne peut pas être de 0 (à part si la substance n’est pas utilisée).
C’est donc un changement important dans le mode de gouvernance. En effet, on accepte qu’il y ait un risque en utilisant des substances chimiques. Mais on cherche à le minimiser.
Ce changement est aussi observé au niveau sémantique. En plus de la notion de PNEC (Predicted No-Effect Concentration, soit la Concentration prédite sans effets dans l’environnement), on voit apparaître des notions comme la HC5 (Hazardous Concentration 5 %, soit la concentration qui protège 95 % des espèces de l’environnement).
Va-t-il falloir apprendre à vivre avec la pollution toxique ?
Ce mode de gouvernance prévaut encore aujourd’hui. Dans les législations environnementales européennes sont fixés des seuils à ne pas dépasser.
Mais on sent clairement un glissement vers ce que les autrices du livre appellent la gestion par adaptation. En effet, ce que les vingt dernières années ont montré, c’est que nos modes de vie et la pollution qu’ils engendrent, ne permettent pas de respecter ces seuils. Ils sont souvent largement dépassés pendant des périodes de quelques jours à plusieurs années.
Alors que faire ? Il paraît un peu ridicule pour le législateur de se trouver régulièrement avec des articles de journaux ou des études d’associations de consommateurs qui démontrent, preuves à l’appui, qu’il y a trop de pesticides dans nos aliments, trop de composés perfluorés dans nos sols, trop de médicaments dans nos eaux, etc.
Une solution serait donc de déréguler. En clair rehausser les normes pour éviter de les dépasser. C’est ce que visait la révision de l’Ordonnance sur la protection des eaux en Suisse en 2017. Le seuil proposé pour le fongicide métalaxyl était 100 fois plus élevé que le seuil actuel et celui du glyphosate 1 200 fois plus élevé. Heureusement, cette révision a été refusée suite à la levée de bouclier des ONGs, des différentes associations, et même de nombreux agriculteurs, qui faisaient des efforts depuis des années pour réduire leur utilisation des pesticides.
Mais la tendance est là et semble bien en place pour durer.
Dans leur livre, Soraya Boudia et Nathalie Jas parlent également d’un nouveau changement de paradigme dans la gouvernance du risque des substances chimiques. On passerait dans une période de gestion par adaptation. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Simplement que les analyses chimiques faites ces dernières années montrent que les substances chimiques sont partout dans notre quotidien. Et que l’on n’est pas prêts de s’en débarrasser. Donc il va falloir faire avec.
On le voit bien avec le cas des composés perfluorés, appelés aussi polluants éternels. Cette famille compte plus de 10 000 composés différents qui sont utilisés pour des usages divers et variés : revêtements de poêles, protection pour les vêtements imperméables, mousses anti-incendie, fart pour le ski (avant leur interdiction en Europe) ou encore papier toilette (oui, que font-ils là ?).
Deux composés de cette famille, le PFOS et le PFOA, ont été inclus dans la Convention de Stockholm au vu de leur toxicité et de leur persistance, et sont maintenant interdits. Mais quid des 9 998 autres ?
On les détecte partout, dans les sols, les eaux, les poissons, et ils ne sont pas prêts de disparaître puisqu’ils sont « éternels ». On peut bien fixer des normes, mais elles seront certainement dépassées en Europe et ailleurs dans le monde, aussi bien pour l’alimentation que pour l’eau de boisson.
Alors que faire ? Eh bien il semble qu’on va devoir apprendre à vivre avec.
L’idée préoccupante derrière ce nouveau paradigme, c’est que l’on ne peut pas choisir ce à quoi on s’expose, pour des raisons pratiques, économiques, mais également de manque de connaissances. Est-ce que vous savez, vous, si le nouveau canapé que vous avez acheté contient des perfluorés, des antibactériens, des composés ignifuges ou d’autres substances potentiellement problématiques ? Moi je ne le sais pas.
Et pour moi, c’est problématique. Les gouvernements semblent commencer à accepter la pollution chimique comme un mal nécessaire en lien avec le développement économique, et c’est au citoyen de s’en protéger, sans souvent avoir les outils nécessaires pour le faire, ou encore sans avoir la possibilité de le faire.
Le constat n’est pas gai, mais je pense qu’il faut continuer à dénoncer les risques induits par les substances présentes dans notre environnement pour continuer de faire pression sur les gouvernements. C’est certainement la pression des associations de consommateurs, des ONGs et des scientifiques qui ont permis l’interdiction du dioxyde de titane (E171), soupçonné d’être cancérigène, génotoxique et perturbateurs endocrinien, comme additif alimentaire dès 2023.
Dans leur conclusion, les autrices du livre mettent également l’accent sur les initiatives locales qui visent à mieux protéger la santé et l’environnement de la toxicité de ces substances. A titre d’exemple, la ville de Lausanne a édicté des recommandations pour limiter l’exposition des enfants en bas-âge aux perturbateurs endocriniens dans les garderies et plus généralement à la maison.
Donc continuons à dénoncer et à informer.
Article posté le 24 janvier 2024 par Nathalie Chèvre, maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne, Suisse.