Les eaux usées reflet de notre mode de vie

Les eaux usées : reflets de nos modes de vie

PAR NATHALIE CHÈVRE

Nos déchets, on y pense rarement. On les glisse dans nos poubelles et on les oublie. On les dépose dans des containers de couleurs, containers vidés par des camions qui partent au loin.

Et pourtant. Nos déchets racontent des bouts de notre quotidien. Ce que l’on a mangé, ce que l’on acheté, ce que l’on a lu…

Mais il y a d’autres déchets auxquels on pense encore moins. Ce sont ceux qui s’écoulent dans nos éviers, nos toilettes et nos baignoires.

Comme pour les déchets solides des poubelles, leurs analyses sont des indicateurs très intéressants de nos modes de vie.

Ce que révèle l’analyse des eaux usées

Pour ce premier post sur ce blog, j’aimerais vous emmener « lire » les eaux usées. Ou plutôt y lire les histoires que nous racontent les polluants que l’on y trouve.

Certes, quand on pense eaux usées, on pense mauvaise odeur et bactéries pathogènes. Et c’est vrai. Travailler dans ce domaine nécessite des précautions car on peut très facilement s’infecter.

Je me souviens d’un camps, lors de mes études, où nous avions travaillé une semaine dans les canalisations souterraines de la ville de Bulle, en Suisse. Nous avions tous fini avec une bonne gastro.

Mais reprenons depuis le début.

Admettons que vous ayez mal au dos. Vous allez peut-être prendre un médicament anti-inflammatoire, par exemple, du diclofénac. Votre corps, mis en présence de cette substance étrangère et toxique, va chercher à l’éliminer. Le médicament va donc, après un certain temps, se retrouver dans les urines, sous forme initiale ou transformée.

Ces urines sont collectées dans les eaux usées où elles rejoignent, la plupart du temps, une station d’épuration. Or ces stations ne permettent pas d’éliminer les substances chimiques. Elles ont été conçues pour traiter la matière organique, parfois le phosphore et/ou l’azote.

Le diclofénac va donc tranquillement continuer sa course vers les eaux de surfaces.

Dans le Léman, lac franco-suisse, on a mesuré plus de 60 tonnes de médicaments divers et variés. Ainsi la metformine, un médicament anti-diabétique, représente près d’un tiers de cette quantité.

Il faut dire que c’est un médicament de plus en plus prescrit. Il permet de traiter les diabètes de type II, soit les diabètes liés à des problèmes d’obésités.

L’analyse des médicaments dans les eaux usées d’une station d’épuration va ainsi nous donner une idée de la consommation de médicaments à l’échelle de la ville ou de la région qui y est raccordée.

Un cocktail de drogues dans les égouts des villes européennes

Et ce qui marche pour les médicaments marche aussi pour d’autres substances.

Les chercheurs et chercheuses de la police scientifique analysent ainsi depuis plusieurs années différentes drogues dans les rejets d’eaux usées. Il existe même un centre européen qui répertorie les analyses faites dans les plus grandes villes européennes.

On y apprend qu’Anvers, en Belgique, est la ville où la consommation de cocaïne est la plus importante en Europe. Près de 1,2 mg/personne/jour. Deux villes suisses suivent, Zürich et St-Gall, entre lesquelles se glisse Amsterdam. Paris présente une consommation moyenne. Près de 0,4 mg/personne/jour.

La cocaïne semble une drogue plutôt consommée le week-end, certaines villes ayant des pics le samedi ou le dimanche (consommation du samedi soir). Étonnamment, la ville de Paris présente également une consommation plus élevée les mercredis soirs ou les jeudis.

Pour le cannabis, c’est Amsterdam qui tient la palme. Avec 0,25 mg/personne/jour. La consommation semble relativement stable sur la semaine.

Depuis peu, des mesures d’amphétamines, de méthamphétamines et de MDMA sont également effectuées. Les données sont collectées surtout dans les pays de l’est et du nord de l’Europe pour l’instant. Étonnamment, ces drogues plutôt « récréatives » ne semblent pas présenter une tendance claire concernant la consommation sur la semaine. En effet, on aurait pu s’attendre à en trouver plus le week-end, ce qui n’est pas le cas.

Les effets de la pandémie bien visibles

Dans un autre registre, des scientifiques américains se sont penchés sur les analyses d’eaux usées en lien avec la pandémie de Covid-19. Ils ont ainsi cherché non pas le virus lui-même, ce qui peut se faire aussi (par exemple en France ou en Suisse), mais des substances chimiques en lien avec les comportements durant cette période.

On constate ainsi que les concentrations d’hydroxychloroquine, médicament préconisé au début de la pandémie en 2020, ont augmenté dans les eaux usées avant de diminuer à nouveau lors de son abandon.

Plus inquiétant, les concentrations de médicaments pour lutter contre les troubles anxieux et dépressifs, tels le sertraline, ont continuellement augmenté pendant la période de mesures. Cette observation suggère une détérioration de l’état psychologique de la population depuis le printemps 2020, ce que semblent confirmer les études faites par les chercheurs et chercheuses en santé.

Également en nette augmentation, les substances biocides désinfectantes. Notamment les ammonium quaternaires. Or ces substances sont depuis longtemps sous la loupe des associations de consommateurs pour leurs effets allergènes, et pouvant induire des résistances bactériennes. Cette augmentation de leur présence dans l’environnement est donc inquiétante pour la santé des humains et de l’environnement.

Lire aussi | La désinfection massive des lieux publics est-elle utile ?

Cachées dans les égouts, les eaux usées sont donc une mine d’information sur les habitudes de nos sociétés. C’est ce qu’ont compris les criminologues concernant les drogues.

Mais on peut imaginer une exploitation de ces données dans d’autres domaines. Je travaille ainsi actuellement avec des médecins sur un projet de prescriptions médicales durables. L’analyse des eaux usées, révélateur de la consommation « réelle » des médicaments, y tient un rôle fondamental.

Gageons donc que ce type de recherche va continuer à se développer dans le futur.

Références :
-Les micropolluants dans le Léman. Suivi par la CIPEL : https://www.cipel.org/catalogue/suivi-des-micropolluants-dans-les-eaux-du-leman/
-Site web européen pour les analyses de drogues dans les eaux usées : https://www.emcdda.europa.eu/publications/html/pods/waste-water-analysis_en

Nathalie Chèvre, écotoxicologue


Article posté le 2 février 2022 par Nathalie Chèvre, maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne, Suisse.

3 commentaires

  • INGONDA bololo

    Quid de notre pays où les industries pharmaceutiques déversent les eaux usées on traitées dans les égouts et rivières sans être inquiétées par les services compétents ? Félicitations pour vos recherches. Dr INGONDA soleil, médecin environnementaliste.

  • Sandrine CHARLES

    Un grand merci à Nathalie pour cet article, lanceur d’alerte, c’est si bien (d)écrit, comme toujours : percutant, tellement réaliste. Il faut vraiment que nous prenions tous conscience de ce qui se passe dans notre environnement, de notre fait. Combiné à la modélisation (mon domaine), les études menées pour aller vers des solutions alternatives, comme celle à laquelle participe Nathalie, sont, j’en suis convaincue, la voie d’avenir à privilégier.

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